Anthologie de poésies d’auteurs picards
Poésie
Quelques poésies d’auteurs picards
Carnaval, de Pierre Garnier
L’arbre , de Pierre Garnier (1950)
Un arbre luit chaque matin
Dans chaque fruit il me répète
Comme les mains jointes d’un saint
Son ombre entr’ouvre la fenêtre.
La source porte son feuillage
La mer unie et traversée
Nos voix recréent d’autres visages
Et notre amour est habité.
C’est toujours la même folie
Le même sang le même mal
Les arbres simples de l’esprit
Prennent l’oiseau pour capitale.
Seconde géographie , poésie de Pierre Garnier 1959
Seconde géographie
I
Tu es jeune. Tu as des ailes ordinaires.
Bien sûr tu retomberas. Accident heureux.
Darios, danios, barbus de Sumatra, scalaires
Dans l’aquarium tissé d’éclairs bleus.
Nageoire, aile, rayon, parole, flair,
Tu t’allumes – t’éteins, tu es, tu gonfles creux.
Tu tombes le long du rocher de l’univers.
Si seulement en haut pouvait habiter Dieu !
Tu es jeune. Tu as les ailes grand’ouvertes.
Bien sûr tu retomberas. Yeux clos, jambes vertes.
En bas la bouche molle de la vase.
Tu pourriras. Qui saura que tu as été ?
Immobile, comble de surprise et muet
Dieu même t’oubliera, vase parmi la vase.
2
Seuls quelques-uns le peuvent. Connaître la joie
Par la route blanche de la misère. Solitaires
Comme Dieu qui ne brise pas son silence ils voient
Leurs formes fleurs des sens les barques leurs chaînes.
Seuls quelques-uns le peuvent. Retenir ce fleuve
Qui emporte les autres. S’y noyer parfois
Pour revivre. Temps simultané ici et là.
En bas Jésus prêchant et plus haut la colline.
Seuls quelques-uns le peuvent. Ils font l’histoire.
Les rois meurent, les provinces cessent, les soldats
De la révolution descendent en auto l’espoir.
Seuls quelques-uns le peuvent. Ecrire le Livre.
Solitaires fragiles sous les terribles pas.
Aucun phare n’éclaire leur lourde nuit marine.
3
Nous eûmes une belle jeunesse. Il advint
Que par amour nous voulûmes mourir. Folie.
Sur les trente ans on nous arracha les deux mains.
Mais pour rire on nous laissa notre vie.
Tel Il fut. Je viens de relire Aristophane.
C’est effrayant et vert comme rien n’a vieilli.
Prends le vase, jette ces roses qui se fanent.
Les fleurs les plus fraîches ne passent pas midi.
Et toujours ces questions si vieilles que nous sommes
Fatigués de ne pas répondre. Faire la somme
De nos connaissances, de nos amours, de nos chants.
Vivre et être vécu n’est pas une réponse.
Et Dieu, cela fait si longtemps ! Où est-Il ?
Perspectives finales : midi – la mer…
4
Nous eûmes une belle jeunesse. On perça
Notre cœur qui n’avait pas fini de mourir.
Sur notre enfance passèrent les soldats.
Nous eûmes honte. L’homme par nous n’a pas fini de souffrir.
Nous crûmes à la révolution. Nous eûmes
Notre petite croyance. Un congrès cassa
La tige. Au lieu de voir les fleurs nous vîmes les monstres.
Nous serons morts lors de l’autre printemps.
Nous eûmes une belle jeunesse. La honte.
Puis un amour qui fut une honte. Et le silence.
Un-deux les jambes, trois les bras, on remonte
Et on redescend. Nous eûmes une belle jeunesse.
Beaucoup de pas dans le monde immobile –
Le poids de l’immobilité dans chacun de nos pas.
5
Finis ces temps où la poésie n’avait rien à faire
Que jeux de mots. Flamme et flûte. Où elle n’était
Que fumet pour le nez de Panurge. Symbolisme malade.
Qu’on jette à la mer toute la poésie depuis Rimbaud.
Les filets seront lourds de beaucoup de morts.
Voici le temps où la prose simple solide pensée
Pèsera seule dans le vers. Je vous interdis
D’écrire des poèmes si vous n’avez lu La Princesse de Clèves.
Ne parlez plus des vagues qui détruisent la côte
Dialectique des périphéries. Il faut élever l’éternel.
Construire avec des mots une église de pierre.
Synthèse. Et parfois prolonger les hautes perspectives.
Que le poème soit l’océan inutile
D’où naissent les soleils, les cascades, l’histoire.
6
Quand j’entends métamorphose je pense
Aux deux fleurs plantées dans la tête des siamois –
Donne ton bleu et meurs !
À la mer dialectique près des côtes :
La vague court épaule contre épaule
La vague court et meurt où s’arrête sa liberté.
Mais plus profond les araignées grises dans les cendres
De l’eau, l’empire lourd et léger
Où les huîtres closes touchent d’un coup toute la mer –
Puis le silence les voile le noir l’Eternité.
7
L’anthourium tend vers toi sa chair ultime
Et il meurt. Toujours le silence.
Les ponts les fleurs les yeux des chats
Tu ne perçois que l’ultime conséquence :
La fin. Mais la métamorphose, la fleur noire
De l’univers ? Toujours le silence.
Et la voix : prends-part-au-monde –
Humour noir – tout vient vers toi fini
Les fleurs les ultimes si douloureuses si bonnes
Le luxe des jardins sans ombre – mais les étoiles latentes
Les lymphes bleues déjà demeurent cachées comme une honte.
Toujours le silence.
Que reste-t-il pour les hommes de demain ?
Quelques colonnes, quelques fins de pensée,
Quelques temples aux dieux –
Mais les cabanes des tailleurs de pierre ?
Seul le luxe. Toujours le silence.
8
Ah, vivre ainsi dans les débris de quelques Karnak !
Au bout le Nil coule sans pitié meurs et deviens.
Mes pieds sont blessés par ces morceaux de poteries.
Mes mains sont usées par les formes. Hélas ! mon cœur.
L’esprit se tait devant tant de ruines
Comme si le mot « culture » avait explosé :
Nagasaki ne fut que la dix millième explosion atomique.
Auparavant on a vu bien des âmes faire des champignons
Au-dessus de la mer. Ah, vivre ainsi vers le bout
De l’Allée des Sphinx près de Louqsor :
Sur la gauche une voix, un mur détruit,
Sur la droite un ongle de couleur, une pluie,
Une vieille coquille d’huître venue de la mer du Nord,
Un rien de rouge, le guide Ali représentant de la Divinité –
Au milieu de tant de débris mes deux mains, mon âme
Ici, mes pieds plus loin, dispersé,
Au bout le Nil coule sans pitié meurs et deviens.
9
Quels sont ces temps où longer un chemin autour d’un monastère
Signifie paix tremblante, repos comme un pied de fougères,
Et une table blanche
Où l’abbé mange le même repas que le jardinier.
Quels sont ces temps où le mot monastère
A le goût du futur comme la blancheur d’un port lointain.
Quels sont ces temps : on consigne les souvenirs –
Cette expérience sera un bonheur pour plus tard –
Ah, prends tout ce que tu peux dans ta mémoire
Ces tableaux, ces livres, cet enfant, ce sourire –
La guerre la dictature les prisons les barbares
Sont là.
Quels sont ces temps où l’on fait tant de provisions
Pour l’avenir ?
Quels sont ces temps où l’on ne vit que dans la pensée
Des barbares ?
10
Celui qui devant moi prononce le mot « Révolution »
Me fait voir le visage de Maïakovski tout neuf
Echappé comme il le voulait à la pourriture et à l’effritement ;
Ma fait voir Lénine à Pétrograd parmi les ouvriers
Des Usines Poutilov, en 1917, comme sur le tableau de Brodski –
Me fait voir le petit bureau du Kremlin éclairé
Jusqu’au matin, et Staline travaillant dans le silence
Pendant que la grande Union Soviétique sommeille
Et que se dépose sur elle la vase de la petite bourgeoisie.
Me fait voir quelques hommes semblables à Luther enclos
Dans une petite chambre à la proue de quelque Wartburg –
Et traduisant la Bible.
Comment expliquer que je ne voie pas le peuple ?
11
Je vous remercie ma colère de m’avoir donné
Le dur cerveau des bêtes, noué, bien joint et lourd,
Et les yeux loin à l’horizon – détachés
Du nerf optique. Je vous remercie mon poème
De m’avoir donné ce cerveau creusé et chaud
Où je vais en sueur – où je m’agenouille en prière –
Où j’attends l’esprit comme au premier jour
Adam attendit le Verbe éternel.
Je vous remercie mon enfance de m’avoir bien clos –
De m’avoir fait l’habitant d’une seule chambre
Emportée – cahotée par la mer où je traduis –
Le corps si loin
L’âme derrière le coucher du soleil.
Pierre Garnier : Sept poèmes extraits d’Ithaque (1959)
I
Ithaque sera toujours une île pouilleuse de la Méditerranée –
Et pourtant Ulysse…
But : dérision de tous les voyages, vérité : évanouissement.
C’est pourquoi je ne vous aime pas chanteurs de rue.
Seuls quelques hommes depuis Prométhée ont fait l’histoire.
Tous abandonnés. Tous trahis.
C’est pourquoi je ne vous aime pas chanteurs de rue.
Que pèse un politique ? Que pèse un général ?
Vingt ans de gloire
S’il a gagné la bataille de Mancinée ou la sécurité sociale.
C’est pourquoi je ne nous aime pas chanteurs de rue.
Louis XIV Napoléon la civilisation
Montez crevez et descendez –
Montez crevez et descendez –
Un deux les jambes, trois les bras, quatre tout plié.
Que pèse le progrès ?
Voici trois siècles un cérémonial pour boire le café.
Aujourd’hui son « noir » au bar.
Que pèse le progrès ?
C’est pourquoi je ne vous aime pas chanteurs de rue.
Mais le Livre ?
Le Livre qui fait l’histoire.
Honte à la poésie qui ne fait pas l’histoire.
C’est pourquoi je ne vous aime pas chanteurs de rue.
Ô dents du peuple
Je connais la vie à présent
Simultanées toutes les espèces, égales toutes les distances,
Ô Nombre, ô Sommeil,
Où passe ton rêve
Une planète est née
C’est pourquoi je ne vous aime pas chanteurs de rue.
Vous êtes responsables de la venue des barbares
Et maintenant nos présences brûlent dans la nuit
Comme des flammes qui n’ont plus que leur chaleur.
Et maintenant nous rôdons aux limites de l’existence
Là où chaque mot devient une statue.
C’est pourquoi je ne vous aime pas chanteurs de rue.
Nous vivons dans nos monastères une île pouilleuse dans la bouche.
Nous veillons à ce Cœur, nous veillons à l’Esprit,
Nous repoussons les barbares.
2
Trois cent cinquante mille églises aux Etats-Unis
Adorent James Dean. La République Démocratique Allemande
Compte cent quatre-vingt mille membres de l’Intelligence
Mysticisme et matérialisme se font des signes d’indulgence.
En Allemagne, en République Démocratique
Restent dix-huit millions d’imbéciles – plus quelques génies,
En Amérique, aux Etats-Unis, les cent cinquante millions
Qui restent fabriquent pique-niquent font des ronds.
J’ai lu ça dans la grand’presse cette semaine.
C’est la fête. On cuit un poulet le dimanche.
Et ce haut ciel où jamais ne passent de rides.
Des idoles, des fonctionnaires, sois bénie Espérance !
C’est incroyable comme notre monde se vide –
Jusqu’à la souffrance qui ne veut plus qu’un peu d’huile.
3
En mille neuf cent quarante cinq on promena
Le poète Ezra Pound dans une cage. U.S.A.
Puis on le fit passer pour fou. Il vit encore
Après dix ans à l’Hôpital Sainte-Elisabeth de Washington.
Ailleurs on l’eût fusillé. On eût même interdit
De parler de ses traductions de Sophocle.
Rendons hommage à la miséricordieuse Amérique
D’avoir offert au plus grand poète américain un hôpital
psychiatrique.
Ceci dit, je demande qu’on accorde des droits au génie.
Au nom de la Justice. Car ce n’était pas contre l’Amérique
De Whitmann que parlait Pound à la radio fasciste
Mais contre le deafening présent et le gold standard –
Il parlait pour l’homme, assis il est vrai comme Job sur un tas
d’ordures.
Que ceux qui ont lancé la première bombe atomique s’en
souviennent.